La dérive de la répression des prix imposés en droit de la concurrence

Bien que l’analyse économique des prix imposés considère qu’ils peuvent être légitimes dans de nombreuses circonstances (S. Bishop et M. Walker, The Economics of EC Competition Law, Sweet & Maxwell/Thomson Reuters, Par. 5-034, p. 187 et s.), notamment en cas de forte concurrence inter marques, ou à l’occasion du lancement d’un nouveau produit ou encore pour lutter contre des pratiques de passager clandestin de certains distributeurs vendant à bas prix parce qu’ils n’offrent aucun service alors que le produit l’exige, les droits français et européen continuent de les prohiber systématiquement. Une étude récente portant sur 250 décisions rendues en matière de pratiques verticales en Europe pendant un an a montré que des prix imposés étaient caractérisés dans 76% des décisions et sanctionnés dans 88% des cas.
Le droit positif de l’Union européenne et des Etats membres apparaît encore plus décalé aujourd’hui des enseignements de l’analyse économique depuis que le droit américain de la concurrence suit l’approche nuancée de l’analyse économique et apprécie désormais les pratiques de prix imposés dans le cadre de la règle de raison.
Les droits européens apparaissent donc déjà excessivement rigides et décalés par rapport à l’analyse économique des restrictions verticales et imposent aux entreprises européennes en général et françaises en particulier des règles plus strictes qu’aux entreprises américaines qui figurent parmi nos principaux concurrents. A cette rigidité des principes viennent désormais s’ajouter depuis quelque temps des dérives dans l’application du droit de la concurrence qui ajoutent une insécurité juridique à un principe de condamnation trop rigide qui peut conduire à condamner des comportements parfaitement licites même au regard
des règles européennes plus strictes qu’outre Atlantique.

1. La dérive du standard de preuve documentaire directe d’un prix imposé

Traditionnellement, le droit européen et le droit français se fondaient sur un standard de preuve alternatif pour démontrer l’existence de prix imposés : soit une preuve documentaire directe d’un prix imposé se suffisant à elle-même, soit à défaut un faisceau d’indices précis et concordants établissant la preuve d’une pratique de prix imposés. Ce standard clair et précis a été totalement déformé par la pratique récente. La jurisprudence a interprété de façon de plus en plus large la notion de preuve documentaire directe. Alors qu’elle requerrait traditionnellement « la signature de clauses contractuelles claires » (Paris, 28 janv. 2009, approuvé par Cass., 7 avr. 2010 ; Paris, pôle 5, ch. 4, 9 janv. 2019, n° 16/21425 ; ADLC, 8 nov. 2021, n° 21-D-26), sous couvert de l’arrêt de la CJUE Aalborg Portland admettant en tant que preuves directes des notes internes ou des déclarations (CJUE, 5è ch., 7 janv. 2004, aff. C-204/00P et a.), la pratique des autorités a tendance à interpréter de façon de plus en plus large la notion de preuve directe. Cette interprétation conduit à retenir en tant que preuves directes n’importe quelle déclaration ou tout document quel qu’il soit évoquant un prix. En réalité, ce qui constituait traditionnellement un simple indice se voit aujourd’hui facilement qualifié de preuve directe. Le standard est d’ailleurs appliqué de façon de plus en plus confuse en amalgamant toutes les preuves dans une rubrique indifférenciée de preuves directes et d’indices. Il s’agit très clairement d’un dévoiement de l’arrêt Aalborg Portland : celui-ci ne constitue pas une autorisation pour qualifier de preuve directe tout document ou toute déclaration évoquant un prix. Dans cette affaire, les documents ou déclarations « faisaient état explicitement de l’existence d’une entente entre producteurs ». Une preuve directe ne peut donc pas se contenter d’évoquer un prix mais doit constituer la preuve de l’existence d’un prix fixe imposé ou d’un prix minimum imposé. A défaut, tout indice constituerait une preuve directe. La même absence de rigueur se retrouve dans la caractérisation du faisceau d’indices.

2. La dérive de la caractérisation du faisceau d’indices

S’agissant du faisceau d’indices démontrant à défaut de preuve directe l’existence de prix imposés, traditionnellement l’Autorité de la concurrence appliquait un triple test requérant trois conditions cumulatives : l’évocation entre le fournisseur et ses distributeurs de prix de revente (il ne s’agissait pas d’une infraction, le fait de conseiller un prix voire d’imposer un prix maximum de revente étant licite) ; le constat d’une application effective par les distributeurs des prix évoqués, dans plus de 80% des cas (il ne s’agissait toujours pas d’une infraction, une telle application s’expliquant aisément en cas de prix recommandé correspondant à un prix de marché) et la mise en œuvre d’une police des prix ou au moins d’une surveillance des prix ayant pour objet de les faire respecter (ce troisième élément faisant basculer le comportement en prix imposé). Il suffisait que l’une des trois conditions ne soit pas satisfaire pour que les parties soient mises hors de cause. En s’inspirant de la jurisprudence et de la pratique décisionnelle européenne, les décisions les plus récentes de l’Autorité française appliquent un double test, mais dans lequel l’on retrouve en réalité les trois critères français traditionnels qui sont fusionnés dans chaque branche du double test. Il faut d’une part une invitation du fournisseur envers ses distributeurs à respecter des prix fixes imposés ou des prix miniums imposés. Et il faut une acceptation des distributeurs de ces prix imposé, démontrée en particulier par leur absence de marge de manœuvre pour baisser les prix. Le standard du double test devrait obéir à la même rigueur que celui du test classique et de devrait pas permettre de faire l’économie de la contrainte exercée par le fournisseur et subie et acceptée par le distributeur. Les services d’instruction de l’Autorité entendent cependant assouplir considérablement les conditions de l’incrimination dans le cadre du passage du triple test au double test. A leurs yeux, il pourrait y avoir prix imposés sans police des prix, sans surveillance des prix, voire sans la moindre contrainte. En d’autres termes, des prix imposés sans imposition de prix. La cour d’appel de Paris a sanctionné cette dérive dans son arrêt Apple du 6 octobre 2022. Elle a écarté l’incitation du fournisseur envers les distributeurs à respecter des prix de vente imposés car aucun élément du dossier n’avait établi l’existence d’une police des prix ou de représailles mises en œuvre par Apple pour s’assurer du respect d’un certain niveau de prix, qu’il fallait vérifier s’il existait un prix de revente imposé et que le faisceau d’indices invoqué ne permettait pas d’établir, sans équivoque, dans le contexte factuel, économique et juridique en cause l’existence d’une recommandation de prix revêtant un caractère impératif pour les distributeurs. L’arrêt Apple impose que soit caractérisée une contrainte ou une coercition exercée par le fournisseur sur les distributeurs et acceptée par eux. On retrouve cette condition de contrainte dans de nombreuses décisions : dans l’arrêt Superbock de la CUE du 29 juin 2023, ainsi que dans de nombreuses décisions de l’ADLC. Et cette contrainte doit se retrouver dans l’acceptation par les distributeurs des prix imposés. Le niveau de marge commerciale des distributeurs constitue un indicateur essentiel de l’absence de contrainte des distributeurs dès lors qu’elle leur donne une marge de manœuvre suffisante pour déterminer leur politique tarifaire. Dans l’affaire Apple, la cour d’appel de Paris a considéré qu’une marge brute comprise entre 1 et 7% était suffisante et n’empêchait pas les distributeurs de fixer librement leurs prix. La position des services d’instruction de l’Autorité ne rejoint cependant pas celle de la cour d’appel et l’ADLC a formé un pourvoi en cassation contre l’arrêt Apple.

3. L’abus du cherry picking

Dans le cadre des dossiers de concurrence, il apparaît que les entreprises ne sont pas à l’abri d’instructions portant sur de très longues périodes, jusqu’à 20 ans en arrière. L’instruction peut faire un amalgame de quelques éléments épars répartis sur la période en pointant parmi des milliers voire millions de transactions et de rapports contractuels quelques éléments faisant état de propos maladroits d’une personne, de mauvaises compréhensions isolées ou de quelques demandes d’interventions de distributeurs se plaignant auprès de la tête de réseau de prix trop bas de certains de leurs collègues pour tenter de bâtir un faisceau d’indices. Il va de soi que cette méthode du cherry picking et de l’amalgame pourrait permettre d’aboutir à la condamnation de n’importe quelle entreprise car il sera toujours possible de réunir un nombre infinitésimal d’éléments à charge en donnant l’impression qu’il s’agit d’un faisceau concordant en procédant de la sorte. De telles méthodes exposent les entreprises à des risques importants.


4. La méconnaissance de la légitimité des échanges d’information verticaux

La pratique des services d’instruction de l’Autorité de la concurrence a du mal à reconnaître la légitimité des échanges d’information verticaux entre fournisseurs et distributeurs en mettant en cause toute remontée d’information sur les prix de revente ou toute information du fournisseur sur les prix de revente par le biais de relevés de prix. Les échanges d’information verticaux sont pourtant légitimes et peuvent inclure des informations sur les prix de revente. Le règlement restrictions verticales et ses Lignes directrices reconnaissent le bien-fondé concurrentiel des échanges d’information verticaux en matière de distribution duale et donc a fortiori en cas de distribution en général. Le point 99 des Lignes directrices dispose ainsi que « les informations qui peuvent être directement liées à la mise en œuvre de l’accord vertical et nécessaires pour améliorer la production ou la distribution des biens ou services contractuels » comprennent des informations relatives aux prix de vente maximaux des biens ou services contractuels et « des informations relatives aux prix auxquels l’acheteur revend les biens ou services ». Il est seulement interdit d’imposer des prix de revente fixes ou minimums ou de s’échanger des informations sur des prix de revente effectifs futurs. De même, le point 191 des Lignes directrices dispose qu’e « entant que tels, la surveillance des prix et la communication des prix ne sont pas des pratiques de prix imposés ».

La pratique décisionnelle du Conseil de la concurrence et de l’Autorité de la concurrence comporte de nombreuses décisions reconnaissant le bien fondé d’échanges verticaux sur les prix de revente. Dans sa décision Apple du 17 septembre 2002, n° 02-D-56, Apple, le Conseil de la concurrence rappelait ainsi qu’un fabricant est en droit de s’informer des prix de revente de ses distributeurs dès lors qu’il n’utilise pas ces informations pour contrôler le niveau des prix. De même, le point 199 de la décision Royal Canin du Conseil de la concurrence du 22 juin 2005 rappelle que la remontée des ventes par client constitue une « pratique non anti-concurrentielle en soi au sein d’un réseau vertical ». Plus récemment, l’ADLC a relevé dans sa décision Rolex du 19 décembre 2023 (n° 23-D-13, point 123) que Rolex disposait d’informations sur chaque vente réalisée par ses distributeurs donc avait connaissance des prix de revente, mais a écarté toute pratique de prix imposés en l’absence d’imposition de prix.

L’usage des termes « surveillance des prix » dans de nombreuses décisions qui l’assimilent à une pratique de prix imposés prête à confusion. Cette assimilation à une pratique de prix imposés entre d’abord en contradiction avec les Lignes directrices de la Commission qui disposent expressément qu’en tant que telle, la surveillance des prix et la communication des prix ne sont pas des pratiques de prix imposés. Elle va également trop loin dès lors qu’une surveillance ne s’accompagne pas nécessairement de mesures visant à empêcher une baisse de prix. Il conviendrait d’être beaucoup plus précis et de n’incriminer que la surveillance des prix destinée à mettre en œuvre une pratique d’imposition de prix démontrée par des indices additionnels de contraintes exercées sur les distributeurs.

De façon générale, le droit positif des prix imposés produit l’image d’un grand désordre fait de règles à la fois trop strictes et très floues qui mériteraient d’être clarifiées en rétablissant une distinction claire entre preuves directes et indices, en exigeant impérativement la preuve d’une contrainte dans le cadre de l’invitation à respecter des prix fixes ou minimums et dans leur acceptation, en évitant la méthode de la preuve par amalgame et en n’incriminant pas l’information sur les prix de revente passés mais uniquement de réelles pratiques de prix imposés.

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