Le 9 septembre 2020, l’Autorité de la concurrence a rendu une décision qui n’est pas passée inaperçue tant au regard de la pratique sanctionnée – l’abus de position dominante collective n’est pas si fréquemment retenu – que par le montant de l’amende prononcée – la plus forte sanction pécuniaire jamais ordonnée visant des laboratoires pharmaceutiques.

Les pratiques abusives en cause, instruites par l’Autorité à la suite d’un signalement transmis par la brigade interrégionale des enquêtes de concurrence de Lyon, se sont déroulées sur le marché français du traitement de la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DLMA) – première cause de malvoyance dans les pays industrialisés chez les plus de 50 ans – sur lequel les laboratoires Novartis, Roche et Genentech ont détenu, selon l’AdlC, une position dominante collective jusqu’à la fin du mois de novembre 2013 (correspondant à l’entrée sur le marché du laboratoire Bayer).

Sommaire :

I. Le contexte

II. La position dominante collective

III. Les pratiques abusives

I. Le contexte

Les faits sont les suivants : le laboratoire américain Genentech conçoit des médicaments appartenant à la classe des anti-VEGF (facteur de croissance de l’endothélium vasculaire) pour traiter certains types de cancers, en inhibant le développement vasculaire des tumeurs cancéreuses. Il a ainsi produit le Lucentis qui traite la DMLA, et un anticancéreux, l’Avastin, dont il est apparu qu’il avait aussi des incidences positives sur les malades atteints de DMLA. Cette découverte a conduit à un développement de l’usage d’Avastin hors autorisation de mise sur le marché (AMM) pour traiter de la DMLA car son utilisation dans le domaine ophtalmologiue n’a pas fait l’objet d’une demande d’AMM.

Le laboratoire Genentech assure la commercialisation d’Avastin aux Etats-Unis, mais il a octroyé au laboratoire Roche une licence pour son exploitation et sa commercialisation dans le reste du monde : Roche dispose donc en France d’une AMM depuis janvier 2005 pour commercialiser l’Avastin pour traiter certains cancers. Genentech commercialise également le Lucentis aux Etats-Unis, lequel est exploité et vendu hors USA sous licence par le laboratoire Novartis. A la suite de la délivrance d’une AMM européenne, le Lucentis a commencé à être commercialisé en France en 2007 par Novartis pour le traitement de la DMLA. Au moment de son lancement, le Lucentis coûtait 30 fois plus cher que l’Avastin – soit 1161 euro par dose injectée contre 30 à 40 euro pour l’Avastin -, sachant qu’en 2012, l’Assurance maladie le qualifiait de premier médicament de ville remboursé par la Sécurité sociale en France, avec près de 390 millions d’euros remboursés, en progression très forte d’environ 30 % par rapport à l’année précédente.

A la suite de l’usage accru de l’Avastin hors AMM pour traiter la DMLA, des recherches ont été entamées dans de nombreux pays, dont la France qui a commandé l’étude GEFAL, financée par le ministère de la santé et la caisse nationale d’assurance maladie, pour tester l’efficacité et les effets secondaires associés à la prescription d’Avastin pour le traitement de la DMLA. C’est dans ces circonstances que les laboratoires Genentech, Novartis et Roche ont mis en œuvre un ensemble de comportements abusifs visant à préserver la position et le prix du Lucentis, en freinant l’utilisation hors AMM de l’anticancéreux Avastin.

II. La position dominante collective

Selon l’Autorité, Novartis, Roche et Genentech doivent être regardés comme formant une « entité collective » au sens du droit de la concurrence, compte tenu des liens structurels qui les unissent, à savoir des liens capitalistiques croisés particulièrement significatifs – Roche était l’actionnaire majoritaire de Genentech jusqu’en 2009 et détient, depuis cette date, la totalité du capital du laboratoire américain et Novartis figure parmi les principaux actionnaires de Roche, puisqu’il contrôle 33,33 % des droits de vote de Roche Holding- et contractuels – les contrats de licence liant Genentech et Novartis pour la commercialisation du Lucentis, et Genentech et Roche pour la commercialisation de l’Avastin -. Ces liens structurels ont permis aux trois laboratoires de connaître leurs comportements respectifs et d’adopter une ligne d’action commune, deuxième condition requise pour établir la domination collective. Compte tenu des différences de coût de traitement entre les deux spécialités, toute utilisation d’Avastin à la place de Lucentis était susceptible d’entraîner un manque à gagner significatif pour chacun des trois laboratoires concernés : pour Novartis, d’abord, qui, en tant que licencié, reçoit le produit des ventes de Lucentis, pour Genentech ensuite, qui perçoit, en tant que donneur de licence, les redevances des ventes de Lucentis et pour Roche enfin, qui, en tant qu’actionnaire principal, puis unique depuis mars 2009, de Genentech, profite des bénéfices du laboratoire américain. En outre, le développement de l’Avastin en tant qu’alternative au Lucentis, constituait « une menace » pour le maintien du prix très élevé de Lucentis. Il existait donc une forte incitation financière pour les trois laboratoires à freiner l’usage hors AMM d’Avastin.

III. Les pratiques abusives

Au titre du grief numéro 1, Novartis a été condamné pour des pratiques de dénigrement de l’Avastin, mises en œuvre entre mars 2008 et novembre 2013, à destination des médecins ophtalmologistes, ainsi que des associations de patients et du grand public : le laboratoire a ainsi diffusé un discours dénigrant, s’appuyant notamment sur une présentation sélective et biaisée des données scientifiques disponibles, qui exagérait, de manière injustifiée, les risques liés à l’utilisation hors AMM du médicament anticancéreux Avastin pour le traitement de la DMLA, et plus généralement en ophtalmologie, en comparaison avec la sécurité et la tolérance de Lucentis pour un même usage. Novartis a en outre insisté sur la responsabilité civile et pénale des professionnels de santé qui prescriraient Avastin dans le domaine ophtalmologique. Ce dénigrement a eu un impact réel et significatif sur le comportement des professionnels de santé et donc, sur la structure du marché. Il a permis de limiter l’usage d’Avastin pour le traitement de la DMLA et, plus généralement, en ophtalmologie, dans de nombreux établissements hospitaliers. En outre, indirectement, le discours du laboratoire a empêché qu’Avastin puisse servir de comparateur pour les autorités en charge de la fixation du prix des médicaments et que son plus faible coût justifie une baisse du prix de Lucentis, qui s’est ainsi vu maintenu à un prix supra-concurrentiel et particulièrement élevé. Enfin, cette pratique a eu un effet mécanique sur la fixation du prix d’Eylea, spécialité concurrente commercialisée par Bayer, qui devait être fixé au même niveau du prix de liste de Lucentis, minoré d’une décote de 10 %, et qui, partant s’en est trouvée commercialisée à un prix artificiellement élevé.

Au titre du grief numéro 2, les trois laboratoires ont été sanctionnés pour avoir mis en œuvre, d’avril 2008 à novembre 2013 pour Roche, de mai 2011 à novembre 2013 pour Novartis et d’avril 2011 à novembre 2013 pour Genentech, un ensemble de comportements de blocage et avoir diffusé auprès des autorités publiques un discours alarmiste et parfois trompeur sur les risques liés à l’utilisation d’Avastin hors AMM. Les comportements de Roche et de Novartis ont retardé la mise en place de l’étude GEFAL et influencé les autorités de santé en accroissant leur inquiétude et en les conduisant à maintenir une posture de grande prudence même après les premiers résultats favorables des recherches comparant Avastin et Lucentis. Le discours tenu a également directement contribué à l’interdiction par la direction générale de la santé de l’utilisation d’Avastin, hors AMM, en juillet 2012, et, plus généralement à retarder l’adoption de dispositions permettant d’encadrer et de sécuriser son utilisation en ophtalmologie. A partir du mois d’avril 2011, Genentech, systématiquement impliqué dans les échanges entre Roche et les autorités de santé, a pris part à ces pratiques en définissant le contenu du discours à tenir.

L’Autorité a souligné que ces pratiques étaient particulièrement graves car elles sont intervenues dans le secteur de la santé, où la concurrence est limitée, et dans un contexte de débat public sur l’impact sur les finances sociales du prix extrêmement élevé du Lucentis – médicament remboursé à 100 % par la Sécurité sociale – alors qu’il existait un médicament, Avastin, nettement moins cher, susceptible d’être utilisé. Par conséquent, l’Autorité a condamné les trois laboratoires, à une amende record de 444 millions d’euro, dont 385, à l’encontre de Novartis et 59, de Roche/Genentech.