#LeConseilDuMois – La dérive des enquêtes de concurrence en France

Il existe en matière d’enquêtes de concurrence un décalage croissant entre l’affirmation des principes et la réalité de leur mise en oeuvre. Des textes toujours plus nombreux proclament le respect absolu et sacrosaint des droits fondamentaux des personnes et des entreprises. La Convention européenne des droits de l’Homme affirme solennellement le droit à un procès équitable (article 6), le droit à la vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance (article 8) et le droit à un recours effectif (article 13) pour protéger et garantir les droits et libertés reconnus par la Convention (article 13). La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnaît notamment le droit à une bonne administration (article 42), le droit à un recours effectif et à accéder à un tribunal impartial (article 47), la présomption d’innocence et les droits de la défense (article 48). Le Pacte international sur les droits civils et politiques prévoit des principes analogues. Les droits de la défense font également l’objet d’une protection constitutionnelle clairement revendiquée par le Conseil constitutionnel. Celui-ci les rattache depuis 2006 à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, aux termes duquel : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Ils sont présentés dans la jurisprudence du Conseil comme faisant partie, avec le droit à un recours juridictionnel effectif et le droit à un procès équi¬table, des droits constitutionnels processuels qui découlent de la garantie des droits.

Le paradoxe des enquêtes de concurrence est qu’en réalité leur mise en oeuvre va de plus en plus à l’encontre de tous ces beaux principes. Certes, les textes semblent en apparence conformes à l’énoncé théorique des principes affirmés. Ils distinguent bien les enquêtes simples (sur le fondement de l’article L. 450- 3 du Code de commerce) qui ne permettent en principe que de solliciter des documents sans pouvoir de fouille et les enquêtes lourdes (au titre de l’article L. 450-4) beaucoup plus intrusives mais qui requièrent une autorisation judiciaire préalable et prévoient tout un ensemble de garanties des droits de la défense. Mais l’on assiste depuis quelques années à une double dérive des enquêtes de concurrence en France : en premier lieu, les garanties prévues par chaque type d’enquête apparaissent très faibles et ne sont pas toujours pleinement assurées de manière effective en pratique ; en deuxième lieu, il peut être fait usage aux lieu et place des règles procédurales normalement applicables, de règles moins protectrices des droits de la défense.

I. La faiblesse et l’absence de respect suffisant des garanties procédurales prévues par chaque type d’enquête de concurrence

A. En matière d’enquêtes simples

  1. Les garanties limitées prévues en matière d’enquêtes simples sont devenues assez formelles en pratique.
    En principe, les enquêteurs sont tenus de faire connaître aux personnes interrogées l’objet de leur enquête de façon suffisamment claire et précise. En effet, les enquêteurs ne doivent pas conduire les personnes entendues à faire, dans l’ignorance de l’objet de l’enquête, des déclarations sur la portée desquelles elles pourraient se méprendre et qui seraient ensuite utilisées contre elles. En pratique, certains enquêteurs indiquent clairement les infractions sur lesquelles ils enquêtent. Mais ce n’est pas toujours le cas. Les procès-verbaux comportent généralement une formule pré-imprimée indiquant « après avoir indiqué l’objet de l’enquête ». Un premier courant de jurisprudence avait pendant une brève période jugé cette mention insuffisante, mais a été rapidement suivi par une jurisprudence constante tolérant cette mention pré-imprimée (Cass. Com., 20 nov. 2001, BOCC, 31 déc. 2001, constamment suivie depuis) même si dans d’autres domaines de telles mentions sont désormais reconnues insuffisantes (Paris, 13 déc. 2017, n° 13/19504 : absence de force probante de la mention du contrat reconnaissant que le document d’information précontractuelle a été reçu). Le fait que les enquêtes puissent être inopinées réduit également l’effectivité de la faculté d’être assisté par son conseil tandis que la rédaction du procès-verbal par les enquêteurs sans enregistrement audio ne garantit pas nécessairement une reproduction exhaustive et parfaitement fidèle des déclarations des personnes entendues.
  2. La faculté reconnue aux enquêteurs depuis la loi Hamon du 17 mars 2014 d’accéder en enquête simple aux logiciels et aux données stockées permet malheureusement des fishing expeditions.
    Là encore, dans un premier temps, la pratique décisionnelle et la jurisprudence exigeaient qu’en cas de demande de communication de document, les enquêteurs connaissent au moins l’existence des documents et soient en mesure de les identifier (Paris, 16 déc. 1994, BOCCRF 18 déc. 1994, 591. Cass. Com., 4 févr. 1997, D. Aff. 1997, 304) et considéraient que les enquêteurs ne pouvaient pas en matière d’enquête simple demander communication, d’une manière générale et imprécise, de tous les documents se trouvant dans les postes informatiques de l’entreprise (Paris, 26 oct. 2017, n° 2017/01658). Depuis la loi Hamon, l’article L. 450-3 permet aux agents d’accéder aux logiciels et aux données stockées. Lors des débats parlementaires, le rapporteur et le ministre ont voulu se montrer rassurants en indiquant que ces nouveaux pouvoirs ne changeaient rien au fait que les enquêteurs ne pouvaient exiger « que la fourniture de documents dont ils ont une connaissance certaine » (AN, séance du 27 juin 2013). En pratique, il arrive néanmoins que des enquêteurs demandent la remise d’une clé USB contenant tous les fichiers répondant à un mot clé, sans que cette pratique n’ait été sanctionnée jusqu’à présent.
  3. Bien que la directive ECN+ prévoit un recours effectif contre tout type d’enquête, cette exigence n’a pas été transposée en droit français.
    L’article 3, paragraphes 1 et 2, mis en perspective avec le considérant 14 de la directive ECN+,
    consacre clairement le droit à un recours effectif pour tous les actes d’enquête réalisés par les autorités nationales de concurrence. Cette disposition ne suppose aucune mesure d’exécution pour sa mise en oeuvre et ne laisse aucun pouvoir discrétionnaire à l’Etat membre. Or, force est de constater qu’aucune voie de recours immédiate et autonome contre les mesures d’enquête menées par l’Autorité de la concurrence n’existe en droit français (cf. Cass. crim., 26 avril 2017 ; Paris, 26 oct. 2017, Concurrences 2018/1, 157). La seule voie de recours possible consiste en un contrôle juridictionnel ultérieur, éventuel et très tardif dans le cadre d’un recours devant la Cour d’appel de Paris en cas de recours au fond contre la décision de l’ADLC. En cela, le droit français s’inscrit en contrariété avec la jurisprudence de la CEDH et de la CJUE qui considèrent que le fait de ne pouvoir exercer un recours qu’en cas d’engagement de poursuites ne satisfait pas aux exigences du droit à un recours effectif, puisqu’un recours ne peut être formé si aucune poursuite n’a été engagée.

B. En matière d’enquêtes lourdes

  1. Le contrôle juridictionnel préalable peut s’avérer très léger.
    Les enquêtes lourdes impliquent l’obtention d’une autorisation préalable du JLD. Le contrôle de fond requis du JLD demeure cependant très léger puisqu’il se limite à la vérification de l’existence de simples présomptions de pratiques anticoncurrentielles sans même qu’il soit nécessaire qu’elles soient graves, précises et concordantes. En pratique, le recours aux ordonnances prérédigées par l’Administration rend le contrôle du JLD assez théorique. Des incohérences manifestes (requête sollicitant une autorisation d’OVS dans un secteur et ordonnance l’autorisant dans un autre sans aucun rapport) ou des délais d’examen particulièrement brefs ou la reprise à l’identique dans l’ordonnance du texte de la requête ne sont jamais remis en cause, les motifs et le dispositif d’une ordonnance sur requête étant réputés avoir été établis par le juge qui l’a signée (jurisprudence constante, V. not. Cass. crim., 28 juin 2023, Concurrences 4/2023, 121).
  2. La mise en oeuvre des garanties prévues en matière d’enquêtes lourdes est d’une telle difficulté et lourdeur qu’elle les rend largement illusoires.
    La quasi-totalité des recours contre l’ordonnance autorisant les OVS sont systématiquement rejetés en pratique. Quant à la contestation du déroulement, les exigences probatoires imposées aux entreprises la rendent très difficile, notamment pour des PME. Ainsi, s’agissant de l’invocation de la confidentialité des échanges avocats-clients, la jurisprudence impose à l’entreprise d’identifier précisément chaque document relevant selon elle de la protection de la confidentialité et de justifier document par document des raisons de la protection (cf. Paris, 27 mars 2024, commenté ci-dessus). En pratique, ces exigences impliquent de faire appel à un prestataire forensic avec tous les coûts liés à son intervention qu’une PME ne peut en général pas se permettre d’engager.
  3. Les correspondances avocats-clients sont finalement bien peu protégées.
    Selon la Chambre criminelle, le fait que les enquêteurs aient eu accès à des documents couverts par le secret avocat-client lors de la saisie des messageries électroniques n’exerce aucune influence sur la régularité des opérations. Seule l’utilisation de tels documents est prohibée. En cas de recours à des scellés fermés provisoires, le fait que le tri des documents confidentiels soit effectué unilatéralement par les enquêteurs leur permet d’en prendre connaissance alors qu’il est possible que les mêmes enquêteurs soient ensuite chargés de l’instruction du dossier. Par ailleurs, en pratique, les rapporteurs de l’Autorité considèrent que la jurisprudence de la Cour de cassation étendant le respect de la confidentialité à toutes les matières (Cass. crim., 20 avril 2022, n° 20- 87.248 ; 4 janv. 2022, n° 20-83.813 et 20 janv. 2021, n° 19-84.292) ne leur est pas applicable et que seuls les échanges avocats-clients en matière de concurrence pourraient être protégés. De même, ils considèrent que la protection devrait se limiter aux droits de la défense alors que de nombreuses décisions reconnaissent que la confidentialité des correspondances de l’avocat concerne tant la défense que le conseil (Cass. 2e civ., 7 nov. 1994, n° 92-17.799 ; Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-14.008 ; Cour EDH, 17 nov. 2020, n° 459/18).

II. Le recours à des procédures moins protectrices des droits de la défense que la procédure d’OVS de l’article L. 450-4 du Code de commerce.
En pratique, les services d’instruction n’hésitent pas à utiliser la procédure d’enquête simple pour effectuer des demandes de communication massive de documents, générales et imprécises, conduisant à des recherches informatiques très proches d’une enquête lourde, ou encore à utiliser les perquisitions pénales au lieu des opérations de visites et saisies prévues par le droit spécial de la concurrence.

A. Le recours à une enquête simple « alourdie » de préférence à une enquête lourde.
En matière d’enquête simple, il a ainsi pu être demandé une recherche sur les boîtes mails d’une organisation professionnelle portant sur près de 10 années de communications électroniques concernant toutes les correspondances échangées avec 32 personnes sur une question, conduisant à la remise contrainte, sous peine de sanctions, de 17 000 documents sans qu’une telle pratique ne soit condamnée par l’Autorité de la concurrence (Aut. conc., 29 déc. 2023, n° 23-D-15). Pourtant, elle permet des pêches aux informations similaires à celle pouvant être réalisée en matière d’enquête lourde mais sans aucune des garanties prévues en cas d’OVS réalisées sur le fondement de l’article L 450-4 du Code de commerce.

B. Le recours aux perquisitions pénales de préférence aux enquêtes lourdes.
Comme l’a relevé la doctrine (BOSCO, Pénal et concurrence : la nouvelle donne, Contrats Conc. Consom., 2020, repère 2), une nouvelle pratique s’est développée récemment dans le cadre des enquêtes initiées par les services d’instruction de l’Autorité de la concurrence. Elle consiste à utiliser de façon combinée les articles 40, alinéa 2, du Code de procédure pénale et L. 463-5 du Code de commerce. Dans plusieurs affaires, disposant d’éléments relatifs selon eux à l’existence d’une entente, les services d’instruction de l’Autorité n’ont pas saisi le JLD d’une demande d’autorisation d’opérations de visite et saisie sur le fondement de l’article L. 450-4 du Code de commerce, mais ont préféré provoquer le déclenchement d’une enquête pénale en adressant au parquet un signalement d’infraction au titre de l’article 40, alinéa 2, du Code de procédure pénale. Suite à l’ouverture d’une information pénale, les rapporteurs de l’Autorité se voient ainsi délivrer des commissions rogatoires leur permettant de procéder à des auditions et perquisitions et participent pleinement et activement aux actes de l’instruction pénale. Après auto-saisine, l’Autorité demande ensuite au juge d’instruction la communication des pièces du dossier qui l’intéressent et les utilise dans le cadre de sa procédure. Les avantages procurés par le recours à l’enquête pénale par rapport à la procédure classique d’OVS sont clairement assumés et reconnus par le rapporteur général de l’Autotiyté (cf. Concurrences, Enquêtes pénales, transactions – Entre efficacité de l’action de l’Autorité de la concurrence et effectivité des droits de la défense, 6 déc. 2018). Il appartiendra aux juridictions saisies de statuer sur la validité du recours aux perquisitions pénales dans le cadre des dossiers dans lesquels elles ont été mises en oeuvre. Quel que soit le résultat de ces recours, il apparaît que la voie choisie par les services d’instruction n’offre pas les mêmes garanties que la procédure de l’article L. 450-4 du Code de commerce. L’entreprise qui fait l’objet d’une perquisition pénale ne bénéficie ainsi pas d’un contrôle juridictionnel autonome et immédiat du bien-fondé de la visite domiciliaire, ni d’un contrôle judiciaire du déroulement des opérations, ni de l’assistance d’un avocat lors de la perquisition ou des auditions de ses salariés en tant que simples témoins (sous réserve d’une évolution de la jurisprudence pénale suite à Cass. crim., 5 mars 2024, n° 23-80.229, JCP G 2024, 488, obs. BOTTON; Ibid. 506, obs. SURIN et BAUDESSON), ni de la remise d’un procès-verbal à l’issue des perquisitions, ni de la procédure des scellés fermés provisoires alors que tous ces droits sont prévus par l’article L. 450-4. Il appartient désormais à la jurisprudence de dire pour droit si le recours à des enquêtes simples alourdies ou à des perquisitions pénales en matière de concurrence constitue une option ouverte aux autorités de concurrence ou un détournement de procédure. S’il devait être considéré qu’il s’agit d’une option, force serait de conclure qu’elle conduirait à une garantie des droits de la défense beaucoup plus limitée que celles prévue par les OVS de l’article L. 450-4 du Code de commerce. Une intervention législative serait alors bienvenue pour corriger la situation et adopter des dispositifs plus protecteurs.

Notre cabinet a assisté des entreprises ou des organisations professionnelles dans plusieurs des affaires

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